Jorge Semprun vient de mourir à à Paris à l'âge de 87 ans. Sa vie fut un vrai roman. Déporté, à 20 ans, résistant communiste dans l'Espagne franquiste, puis exclu du Parti il était devenu en France un écrivain considérable et un scénariste à succès.
Il était revenu des camps et du communisme et de beaucoup d'autres tragédies dont il ne disait rien. C'était un aristocrate de la pensée, un homme de passion mais qui avait le sens de la mesure. Un homme profondément courtois que la brutalité nazie découverte à 20 ans à Buchenwald n'avait pas mis à genoux. « Que lo primero es ser hombre ». Oui, pour lui aussi la première des obligations était d'être un homme, un homme engagé, s'entend, auprès de tous ceux qu'il avait découverts dans les camps d'abord, puis dans l'Espagne post-franquiste où il était revenu en clandestin du Parti communiste dont il devait se faire exclure quelques années plus tard « dans les règles de l'art ».
C'était un homme de sang-froid qui avait su passer à travers les mailles de la police franquiste, raconter comment il donnait ses rendez-vous à Madrid devant le tableau des « Ménines » de Velasquez, parce qu'à l'époque elles étaient en majesté au Prado cernées par des miroirs qui permettaient de surveiller les arrières. D'une fierté qui ne s'avouait pas, il avait juré de parler le français sans accent du jour où, adolescent, il s'était fait moquer à Paris par une boulangère pour son accent « d'Espagnol en déroute ». Or en déroute il ne le fut pratiquement jamais, car il savait dire non et partir à temps, comme il l'a prouvé lors de son passage au ministère de la Culture espagnole où ses différends avec l'entourage de Felipe Gonzalez, et notamment Alfonso Guerra, lui a fait écourter son mandat. La politique fut pour lui une thérapie. l'écriture c'était autre chose, un rendez-vous avec la mémoire de la mort, la mémoire cosmopolite des camps. Il aura donc tardé à publier ces maîtres livres que sont « L'écriture ou la vie » (1994) « Adieu vive clarté » (1998) et « Le mort qu'il faut » (2001). Il s'est longuement expliqué sur ce choix : « J'ai mis dix sept ans à refouler les souvenirs et l'écriture pour pouvoir vivre, échapper au suicide ».
Il n'était pourtant pas l'homme du passé. La force de son témoignage tenait à ce qu'il voulait « parler au nom de tous les silences ». Il gardait un œil indulgent sur les jeunes générations « Je dis toujours à Cohn-Bendit quand je le croise, tu es arrivé au monde quand moi je revenais de la mort ». Il aurait pu faire sienne la formule de Goethe dont la résidence d'été était à quelques kilomètres de Weimar et de Buchenwald : « Par-delà les tombeaux en avant ». Il fut un germanophile averti, et naturellement, un Européen convaincu. La poésie fut sa compagne de toujours. Il aimait particulièrement ces vers de Baudelaire : « Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres/Adieu vive clarté de nos étés trop courts ».
source : la dépêche.fr
En hommage à Jorge Semprun, décédé hier, la chaîne France 3 diffusera le téléfilm "Le temps du silence" samedi 11 Juin à 20 h 45 mn.