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Sarah Biasini comédienne
16 septembre 2011

Naissance d'une folle passion

extrait LETTRE D'UNE INCONNUE

Et cependant, à vrai dire, je passais mes journées à t'attendre et à te guetter. Il y avait à notre porte une petite lunette de cuivre jaune par le trou rond de laquelle on pouvait voir ce qui se passait de l'autre côté, devant chez toi. Cette lunette - non, ne souris pas, mon bien aimé ; aujourd'hui encore je n'ai pas honte de ces heures là ! - cette lunette était pour moi l'œil avec lequel j'explorais l'univers ; là, pendant des mois et des années, dans le vestibule glacial, craignant la méfiance de ma mère, j'étais assise un livre à la main, passant des après-midi entiers à guetter, tendue comme une corde de violon, et vibrante comme elle quand ta présence la touchait. J'étais toujours occupée de toi, toujours en attente et en mouvement; mais tu pouvais aussi peu t'en rendre compte que de la tension du ressort de la montre que tu portes dans ta poche, et qui compte et mesure patiemment dans l'ombre tes heures et accompagne tes pas d'un battement de cœur imperceptible, alors que ton hâtif regard l'effleure à peine une seule fois parmi des millions de tic-tac toujours en éveil. Je savais tout de toi, je connaissais chacune de tes habitudes, chacune de tes cravates, chacun de tes costumes, je repérai et je distinguai bientôt chacun de tes visiteurs, et je les répartis en deux catégories : ceux qui m'étaient sympathiques et ceux qui m'étaient antipathiques; de ma treizième à ma seizième année , il ne s'est pas écoulé une heure que je n'aie vécue pour toi. Ah ! quelles folies n'ai-je pas commises alors ! Je baisais le bouton, de la porte que ta main avait touché, je dérobais furtivement le mégot de cigarette que tu avais jeté avant d'entrer, et il était sacré pour moi parce que tes lèvres l'avaient effleuré. Cent fois le soir, sous n'importe quel prétexte, je descendais dans la rue, pour voir dans laquelle de tes chambres il y avait de la lumière et ainsi sentir d'une manière plus concrète ta présence, ton invisible présence. Et, pendant les semaines où tu étais en voyage - mon cœur s'arrêtait toujours de crainte, quand je voyais le brave Johann descendre ton sac de voyage jaune - pendant ces semaines là ma vie était morte, sans objet. J'allais et venais, de mauvaise humeur, avec ennui et méchanceté, et il fallait toujours veiller pour que ma mère ne remarquât pas mon désespoir à mes yeux rougis de larmes.

Stefan ZWEIG

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Commentaires
S
Je vous remercie de votre commentaire.
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P
Bonsoir !<br /> Très joli texte !<br /> Je ne suis pas très doué pour la critique et expliquer les bon et mauvais coté d'un essai que j'ai l'occasion de lire. Mais une chose est sure, il m'a accroché.<br /> Etant appréciateur indécrottable de fantasy, je suis presque surpris d'avoir apprécié ce texte qui touche plus à la réalité.<br /> Merci pour ce petit moment littéraire. ;)<br /> <br /> Amicalement Psycho'
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